Entre mystique et méthode
- matthiasll
- il y a 5 jours
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Le conflit entre le père Jacques Sevin et le général de Salins au sein des Scouts de France
La fondation des Scouts de France (SdF) en 1920 est le fruit d’une rencontre inédite entre spiritualité catholique et pédagogie moderne. Ce mouvement, pionnier dans l’univers éducatif chrétien, repose dès l’origine sur deux figures marquantes, unies par une même Foi mais séparées par leur vision du scoutisme : le père Jacques Sevin, jésuite et mystique, et le général Arthur de Salins, militaire et organisateur. Leur collaboration féconde à la tête des SdF ne tarda pas à révéler un désaccord profond, qui marquera durablement l’évolution du scoutisme catholique français.
Deux fondateurs aux visions contrastées
Le père Jacques Sevin (1882–1951) s’initie au scoutisme en Angleterre peu après la création du mouvement par Baden-Powell. Séduit par sa richesse pédagogique, il l’adapte à la spiritualité catholique et jésuite, en insistant sur la formation intérieure des jeunes. Pour lui, le scoutisme est un chemin de sainteté, un art de vivre l’Évangile dans l’action.
Face à lui, le général Arthur de Salins (1857–1936), vétéran de la Première Guerre mondiale, voit dans le scoutisme un outil de redressement national. Homme d’action et de hiérarchie, il valorise l’efficacité, l’organisation rapide et la discipline. Il veut un mouvement capable de former une jeunesse solide, engagée, patriote.

Un affrontement discret mais réel
Dès les premières années du mouvement, des divergences apparaissent sur la formation des chefs. Sevin conçoit une pédagogie longue, exigeante, centrée sur la vocation éducative et spirituelle. Il imagine les camps-écoles à Chamarande comme des retraites, des lieux de ressourcement intérieur. De Salins privilégie au contraire la rapidité, l’efficacité, et une approche plus technique et moins marquée spirituellement.
Cette tension est perceptible dans les correspondances et dans les notes internes du mouvement. En mars 1932, le comte de Kergorlay — commissaire SdF attaché à l'apostolat des laïcs, figure influente et proche du général de Salins — confie au père Sevin :
« Mais oui, nous jugeons votre influence encombrante, envahissante, et nous cherchons les moyens de la réduire. »— cité par Pierre-Joseph Rubino, Jacques Sevin – Pour la plus grande gloire de la croix, éditions CSC, 2018, p.114
1933 : une mise à l’écart
En mars 1933, après plus d’une décennie d’investissement, le père Sevin est écarté de ses fonctions nationales : il cesse d’être commissaire à la formation des chefs, directeur de la revue Le Chef, et commissaire international. Cette décision vise à réserver ces responsabilités à des laïcs pour séparer les rôles de chef et d'aumônier. Mais en réalité, elle traduit aussi un désaccord profond sur l’orientation du mouvement.
Le général de Salins lui propose cependant de rester au Comité Directeur. Dans un projet de lettre adressé au général de Salins, le père Sevin donne sa réponse :
« Je quitte donc un Comité qui renie son fondateur. Je le quitte parce que, chez plusieurs de ses membres, je ne trouve que lutte d'influences, questions personnelles, arrivisme, absence totale de charité fraternelle et, pour tout dire, d'esprit scout. »— ibid. p.126
Une influence souterraine mais féconde
Malgré sa mise à l’écart, Sevin continue son œuvre dans l’ombre. Il accompagne des chefs et des cheftaines, anime des retraites, et publie des livres comme Chamarande (1934) ou Pour Penser Scoutement (1934) qui recueillent ses souvenirs et pensées sur le scoutisme.
« Que fait-on à Cham ? Apprendre aux enfants à devenir hommes en apprenant aux hommes à devenir enfants. La jeunesse d’âme, l’enfance spirituelle doivent être de nos caractéristiques les plus chères. L’ingénuité de l’enfant qui s’ignore, sa confiance aveugle, son abandon total en l’affectueuse autorité paternelle ou maternelle, tout cela transposé dans le domaine surnaturel et réglant nos rapports avec Dieu, voilà encore ce qui doit rayonner de nos âmes et de nos visages, ce qui nous aidera à tenir notre promesse – la quatrième promesse des scouts, celle de ne jamais vieillir. »— Jacques Sevin, Pour Penser Scoutement
Deux héritages complémentaires
Si le général de Salins a permis au mouvement de s’ancrer durablement dans le paysage éducatif français, c’est le père Sevin qui lui a donné son souffle intérieur. L’un était bâtisseur, l’autre fondateur de sens.
Aujourd’hui, les mouvements scouts catholiques issus ou héritiers des Scouts de France portent tous, à des degrés divers, cette double filiation :
Le sens de l’organisation, du service, de la patrie (héritage de Salins)
Le goût du silence, de la prière, du don total (héritage de Sevin)
De ce désaccord fondateur est née une tension créatrice qui irrigue encore le scoutisme français catholique: celle de l’alliance, parfois fragile mais fondamentale, entre méthode éducative et appel spirituel, entre le feu de camp et l’autel.
Comme commissaire, le père Jacques Sevin incarna l’unité profonde entre le prêtre et l’éducateur, fusionnant la vocation sacerdotale et la technique scoute en une seule flamme vivante. Qu’il ait été écarté du mouvement qu’il avait contribué à fonder peut, à la lumière de son œuvre, apparaître comme une injustice – tant il portait en lui, avec une égale intensité, cette double qualité.
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