Par Mathieu Marnay, ancien scout et père d'un CP de PL de l'AGSE
Dans son ouvrage, Pour Penser Scoutement, le Père Sevin écrivait : « En vérité, si nous avons fait tout ce que nous pouvions faire, l’œuvre réalisée n’est rien en comparaison de celle qui reste à accomplir, (…) ; que sont-ils donc en France, nos scouts de France ? Une poignée de sable ramassée sur la plage infinie. »
Pour les fondateurs, le Père Sevin comme Baden Powell, le scoutisme n’a pas été créé pour en faire un trésor réservé à un petit nombre d’initiés. Faire grossir cette poignée de sable, c’est inévitablement pratiquer un scoutisme missionnaire. C'est-à-dire un scoutisme qui se donne pour objectif de proposer l’aventure scoute au sein du système des patrouilles à des garçons qui ne sont pas issus de familles ayant un passé scout et hors du périmètre géographique habituel.
Aujourd’hui, nous constatons que l’aspect missionnaire du scoutisme unitaire catholique est quelque peu délaissé. A titre d’exemple, en 1983, le camp d’été de l’Araignée (réseau Patrouilles Libres national de l’AGSE) réunissait plus d’une cinquantaine de Patrouilles Libres. Pour le camp d’été 2023, elles seront une quinzaine. Si nous prenons les fondations de troupes pour la rentrée 2022, l’AGSE annonce le lancement de six troupes, trois concernent des territoires où il n’y avait pas ou plus de scoutisme unitaire : la 1ère Arles, la 1ère Piémont des Vosges et la 1ère Valenciennes. C’est un motif d’espoir mais ça reste peu, une poignée de sable...
Plusieurs facteurs peuvent expliquer les difficultés que rencontre le scoutisme missionnaire.
Premièrement, les mouvements de scoutisme sont satisfaits des augmentations d’effectifs des dix dernières années. Les quartiers généraux unitaires sont affairés à assurer les besoins de plus de 60 000 membres notamment la formation des chefs et cheftaines très volatiles. Pour les nationaux, le scoutisme missionnaire est une question qui se pose d’abord quand les effectifs stagnent ou chutent, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Ensuite, le tout législatif en France limite également les prises d’initiative. Faire un feu de cuisine sur un nouveau lieu de sortie impose désormais la lecture du code forestier puis des arrêtés préfectoraux et municipaux de dernières minutes… Sans l’aide d’un adulte pour comprendre, évaluer les risques et rassurer le propriétaire du terrain, même le plus motivé des CP laisserait tomber et retournerait sur le petit terrain bien connu. Avec le fléau des incendies liés à la sécheresse, nombreux seront les lieux de camp où il sera désormais interdit de faire du feu. Les scouts français pourraient être alors cantonnés à des terrains payants spécialement conçus pour leur accueil comme en Belgique ou en Allemagne… Ce n’est pas l’image que l’on se fait d’un scoutisme missionnaire de plein vent.
De plus, nous vivons dans une société hédoniste où les loisirs tiennent une place primordiale. Pour des jeunes prêts à abandonner leurs écrans et ayant entre 12 et 17 ans, il y a une offre d’activités pléthorique (et abordable !). Cette offre prend le pas auprès des familles sur l’éventualité de pratiquer le scoutisme. Dans l’après-guerre, un jeune motivé par la fondation d’une patrouille dans un village où il n’y avait aucune activité pour les jeunes avait de forte chance de trouver 6 à 8 garçons prêt à quitter le terrain vague où ils passaient leur week-end pour rejoindre, avec la bénédiction des parents, une activité structurée. Même si cela voulait dire devoir aller à la messe deux dimanches par mois… Aujourd’hui, pour 110€ vous avez une licence de rugby avec plusieurs entraînements par semaines, des matchs… C’est finalement plus rentable qu’une cotisation à un groupe scout pour une à deux activités par mois. Sans parler du coût matériel que représente l’équipement d’une PL, les familles y réfléchissent à deux fois avant de se lancer dans l’aventure. D’autant plus que le scoutisme n’est finalement pas toujours capable, dans les faits, de surpasser le vécu du scout dans les activités sportives auxquelles il est inscrit par ailleurs.
Dans ce sens, l’explosion de l’offre d’activités extra-scolaires fait que désormais le scoutisme est lui aussi considéré par les familles comme une activité complémentaire, le concept d’éducation intégrale passe à la trappe et on consomme du scoutisme comme on consomme du tennis, du judo ou du piano. Et si il a affaire à un CP un peu exigeant, l’expérience scoute peut tourner court pour le garçon qui finalement ne voit pas vraiment pourquoi il devrait se faire violence pour apprendre le morse et bosser son Poste d’Action en dehors des activités alors qu’au rugby ou au foot on lui fiche la paix entre les entraînements et les tournois. Il est donc difficile d’envisager un scoutisme missionnaire si les scouts ne veulent pas “vivre” pleinement un scoutisme au quotidien afin de combler rapidement les manques techniques, moraux et spirituels auxquels ils doivent faire face en tant que novice. Ce qui est d’autant plus difficile à comprendre, c’est la position des familles elles-même qui ont tendance à freiner l’investissement scout de leur enfant à la maison alors qu’elles en sont les premières bénéficiaires. Le devoir du scout commençant à la maison… Au fond, le constat est dur mais bon nombre de jeunes (et de familles !) veulent des activités clé en main.
Au niveau de la progression scoute, la réactivation de la proposition raiders-scouts au sein de l’AGSE aurait dû permettre le développement des Patrouilles Libres. En effet, les CP aspirants raiders peuvent choisir dans leur progression raider de fonder une PL ou de faire le défi “Cimes” en plus de leurs défis personnels. Dans les faits, l’immense majorité des aspirants raiders choisit le défi “Cimes”. Il va de soi que tout cela n’est pas de la responsabilité des aspirants raiders qui se retrouvent bien seuls pour affronter une réalité de plus en plus marquée: le scoutisme unitaire a du mal à rayonner en dehors de son milieu naturel. Pour réellement renouer avec l’élan missionnaire, les mouvements doivent épauler les scouts prêts à sortir de leur zone de confort. Par exemple au sein du groupe SUF de Saint Omer, dans les années 80-90, les Chefs de Patrouilles souhaitant continuer une deuxième année avaient la possibilité de fonder une PL dans des villages (chaque PL avait alors son propre local et ses propres activités). Entre 1985 et 1992 ce groupe SUF a ainsi développé un réseau local de PL et fondé jusqu’à 6 patrouilles autour de Saint Omer. Cette proposition de lancer une Patrouille Libre était faite par la Cour d’Honneur à la fin du camp d’été à des CP volontaires ayant encore de l’énergie et prêts à rompre avec leurs habitudes. Ces scouts habitaient d’ailleurs souvent hors du périmètre de recrutement standard de la troupe et ils disposaient d’un bon réseau sur lequel ils pouvaient s’appuyer. Ils étaient épaulés d’une CDH dynamique qui accompagnait la démarche. Bien sûr, pour mettre en œuvre une telle politique de fondations, il faudrait que les mouvements unitaires renoncent à l’idée qu’une PL a pour but de devenir à court ou moyen terme une troupe. C’est une possibilité mais cela ne doit pas être une finalité au moment de la création de la PL. Le but de la création d’une PL est de faire pratiquer un scoutisme local à des garçons souvent éloignés du vivier de recrutement classique des troupes. Avec les PL, les mouvements unitaires sèment du scoutisme et les fruits de ce rayonnement missionnaire ne se mesurent pas en fondations de troupes.
Enfin nous notons qu’en France, le scoutisme unitaire est principalement un scoutisme catholique. Et depuis plusieurs années, l’Eglise est entrée dans une crise majeure qui ne pousse pas des familles postchrétiennes à faire confiance à un mouvement catholique pour l’éducation de leurs enfants. Nous pouvons le regretter mais c’est une réalité que l’on ne peut cacher. Dans le même registre, la chute du nombre de baptêmes pose également la question du rayonnement du scoutisme en dehors des milieux où il recrute traditionnellement. Il est certain que le nombre de jeunes en âge de pratiquer le scoutisme et n’étant pas baptisés est un enjeu majeur pour les mouvements unitaires qui souhaiteraient développer un scoutisme orienté vers la France périphérique. Certains critères d’accès à la promesse nous semblent peu accessibles à des familles éloignées de l'Église (l’entrée en catéchuménat par exemple), les mouvements unitaires devraient se pencher sur la question et proposer un accompagnement dans le cadre d’une aumônerie nationale PL qui serait chargée de proposer une démarche vers le baptême validée par les diocèses avec un suivi global sur l’année et pas uniquement une présence au camp d’été. Actuellement, les CP sont bien esseulés face à cette problématique et sans une prise de conscience de cette situation de la part des États-Majors nationaux, il sera de plus en plus difficile pour des jeunes non-catholiques de pouvoir se lancer dans l’aventure scoute.
Malgré les difficultés auxquelles le scoutisme missionnaire fait face, nous pensons néanmoins qu’il y a des raisons d’espérer. Il reste encore en France des jeunes qui ne baissent pas les bras face aux dérives sociétales et qui peuvent être tentés par l’aventure scoute notamment par le côté rebelle que peut représenter dans un monde aseptisé le scoutisme de plein vent. Pour les atteindre, le scoutisme unitaire doit renouer avec le non-conformisme qui était le sien à ses débuts (cf éditorial des SUF en 1971). Il est nécessaire qu’il porte une proposition pour la jeunesse qui peut sembler à contre-courant de la société actuelle. Ainsi, il se doit d’affirmer sa vision du monde, une vision faite d’engagement, d’ascèse, de joie, de spiritualité, de rusticité et de vie dans les bois afin d’être des hommes et des femmes enracinés qui pourront se tenir debout au milieu des ruines.
Dans ce sens, un mouvement qui ne cesse de prendre de l’ampleur nous semble tout désigné comme étant une terre de mission pour le scoutisme: le bushcraft. Ce mouvement s’appuie sur l’héritage scout et il est en grande partie compatible avec la pédagogie de BP (un des freins serait sans doute un individualisme de la pratique qui est plutôt marqué chez ses adeptes). Certains scouts l’ont d’ailleurs bien compris et ils n’hésitent pas à s’y associer. C’est le cas notamment des scouts de la Compagnie de la Sainte Croix qui étaient bien visibles dans les allées du dernier salon Survival Expo de Paris. A contrario, l’AGSE fait régulièrement paraître des encarts publicitaires dans la revue des Associations Familiales Catholiques. Elle pourrait également appliquer cette stratégie de communication dans les revues spécialisées dans la « survie » et gagner ainsi en visibilité auprès d’un public non-initié mais sensible à la dimension rustique du scoutisme unitaire. La revue Bushcraft magazine lancée en 2022 a déjà publié plusieurs articles sur la naissance du scoutisme. Ils nous tendent presque la main!
En conclusion, nous voyons bien qu’il y a de nombreux obstacles au développement d’un scoutisme missionnaire mais il nous semble que le rayonnement de ce scoutisme-là ne peut se passer de Patrouilles Libres. Elles sont la base même de toute démarche missionnaire car elles permettent d’offrir aux jeunes qui en sont les plus éloignés, la proposition scoute. Il est primordial que les grands mouvements s’en emparent de nouveau, favorisent leur création et en assurent un suivi efficace. Dans ce sens, une politique volontariste pourrait être de développer le recrutement et la formation au niveau local de cadres PL, adultes bénévoles avec des compétences en scoutisme, capables d’assister le chef de réseau national. Sous la responsabilité du chef de réseau, ils auraient la mission d’épauler le CP dans la préparation des activités, de les valider, d’être disponibles sur le terrain au besoin et d’assurer l’interface entre le chef de réseau et les parents. Cela soulagerait le chef du réseau des tâches relevant de la gestion quotidienne et locale des PL afin qu’il ait du temps pour se concentrer véritablement sur le cœur de sa mission qui est d’assurer le développement et le rayonnement des PL, la formation des CP et des référents adultes (futurs cadres PL) et l’organisation des camps.
Finalement, l’enjeu pour les mouvements unitaires est de sortir de leur zone de confort et ainsi renouer avec l’esprit missionnaire fondateur. Nous ne pouvons pas nous contenter de cette « poignée de sable ramassée sur la plage infinie ».
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