par Pierre de Montjamont (1907-1998)
(ancien CT de la 23e Paris et Assistant du Père Sevin ACC à Chamarande,
ancien mestre de camp DCC de Chamarande SdF,
ancien vice-président de l'Association pour le Soutien au Scoutisme,
1er président des SUF jusque fin 1976)
C'était... il y a bien longtemps. Je suivais un cours au Camp-École de Gilwell [NDLR: pour devenir DCC, Deputy Camp Chief], le Chamarande anglais, lorsque le Père Sevin, de passage à Gilwell, me dit: "Je suis invité à passer le prochain Week-End chez Baden-Powell, viens avec moi si tu le veux".
J'acceptais avec enthousiasme et, le jour dit, nous nous présentons à Pax Hill (Colline de la Paix), nom de la propriété de B.P. aux environs de Londres. C'était un cottage entouré de grands arbres et de vertes pelouses, avec une belle vue sur la campagne environnante. Nous entrons dans une grande pièce typiquement anglaise, avec de vastes fauteuils et, au fond, une haute cheminée dont la hotte s'appuyait sur une énorme poutre au bois patiné, provenant d'un ancien vaisseau.

Ce qui me frappa chez B.P., dès le premier contact, c'est son regard, à la fois pénétrant comme celui d'un homme de grande expérience, et transparent comme celui d'un enfant. Ses yeux bleus, très clairs, reflétaient une grande sérénité, mais aussi un humour toujours prêt à jaillir sous forme d'une répartie ou d'un croquis.

Les murs étaient couverts de trophées et de souvenirs de sa carrière militaire. Ce qui pourtant nous intéressait le plus, était de savoir comment il avait eu l'idée du scoutisme. C'est au siège de Mafeking, en Afrique du Sud, nous répondit B.P. sans hésiter. La garnison était insuffisante, je décidai d'utiliser de jeunes garçons pour des missions de liaison, d'observation, de reconnaissance. Je fus surpris de leur courage, de leurs aptitudes physiques, de leur habileté à se faufiler dans la brousse et à retrouver leur chemin. Mais surtout je me rendis compte qu'ils étaient capables de prendre beaucoup plus de responsabilités que je ne le croyais. Rentré en Angleterre, je constatais que les jeunes anglais de métropole, surtout ceux des villes, étaient bien loin de valoir ceux d'Afrique du Sud. Aussi, en 1907, je fis un camp expérimental dans l'île de Brownsea, avec une vingtaine de garçons. Les résultats ayant été excellents, je commençai à écrire "Scouting For Boys" à raison d'une livraison par quinzaine. Avant même que le livre soit fini, des garçons formaient des patrouilles un peu partout. Le scoutisme était lancé.

En écoutant B.P., nous l'admirions pour avoir ainsi créé le scoutisme non en fonction de théories abstraites, mais à partir de l'observation des garçons et d'expérience vécue. Aujourd'hui, comme en 1907, tout l'art du chef est de bien observer ses garçons et de leur confier des responsabilités appropriées.

Après le dîner, installés au coin du feu, nous reprenons la conversation et bientôt nous en venons à discuter des buts du scoutisme. [...]
Le premier but, selon B.P., est de former des citoyens utiles, c'est-à-dire des hommes capables de servir leur pays dans les communautés où ils vivent. Pour cela, l'instruction livresque ne suffit pas. Il faut aussi avoir l'habitude de travailler en équipe, la volonté et la capacité de faire aboutir un projet, la santé pour mener de front vie professionnelle, vie familiale et vie sociale. Aussi n'est-il pas paradoxal de dire que la vie dans la nature et la science des bois, pratiquée dans le cadre du "patrol system", sont la meilleure école de civisme. [...]
Le lendemain matin, après un solide breakfast, nous allons nous promener dans le grand jardin à l'anglaise qui entoure la maison. Au détour d'une allée, nous apercevons une curieuse cabane en rondins, construite sans un clou, uniquement par assemblages. D'un côté, une ouverture formant porte, de l'autre trois étroites fenêtres. Mais le plus étrange est que cette cabane est montée sur pivot et donc peut tourner sur elle-même. Intrigués, nous questionnons B.P. Cette "log-cabin", nous dit-il, a été construite pour moi par des routiers sur un modèle canadien. J'y vais souvent lorsque j'ai envie d'être seul, de réfléchir, ou d'observer les oiseaux et petits animaux très nombreux ici. Et je peux l'orienter selon le soleil, selon le paysage que je désire voir ou les bêtes que je veux observer. Vraiment Dieu a créé des merveilles.

L'heure était venue de nous retirer. Nous étions très émus, nous efforçant de n'en rien laisser paraître. B.P. s'était montré à nous dans sa simplicité souriante et amicale, sans le moindre faux-semblant. Le scoutisme, non seulement il l'avait vécu et expérimenté avant de le lancer, mais il le vivait encore profondément, à chaque instant de sa vie.
Après tant d'années, le souvenir de cette journée me reste très présent, et je le lie à cette dernière phrase du dernier message de Lord Baden-Powell avant sa mort: "Soyez toujours fidèle à votre promesse d'éclaireur même quand vous aurez cessé d'être un enfant et que Dieu vous aide à y parvenir."
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